domingo, 12 de mayo de 2013

Different Shores, Jiří Kylián, Ballet National de Norvège

Loïc le Duc

Version espanola


Photo : Erik Berg - Stepping Stones
Yolanda Correa / Yoël Carreno

Le chorégraphe Jiří Kylián est un invité régulier de l'opéra d'Oslo. Après "Wild Flowers" présenté au cours de la saison 2011, "Different Shores" est la quatrième soirée de ballet consacrée à l'univers du chorégraphe tchèque.

Rien d'étonnant à cela puisqu'il compte parmi les plus importants chorégraphes actuels, ses ballets faisant l'unanimité. Son humanisme, l'universalisme des thèmes qui traversent ses créations (le rapport homme-femme, individu-groupe, la mort, l'illusion…), sa grande musicalité et son savoir-faire scénographique font de lui le chorégraphe consensuel par excellence. D'autant plus que l'absence de style affirmé, revendiqué comme une griffe, lui laisse une certaine liberté, chaque pièce étant différente de l'autre, le plus souvent inspirée par la musique, son univers et sa structure.


Pas moins de trois pièces font leur entrée dans le répertoire du ballet national de Norvège : alors que le puissant "Soldiers' Mass" (1980) est interprété par 12 danseurs sur l'oeuvre musicale de Bohuslav Martinu, le fascinant "Stepping Stones" (1991) est une des rares pièces dans laquelle Kylián utilise la technique des pointes. La musique de John Cage et Anton Webern accompagne la partition chorégraphique. La plus récente des trois chorégraphies, "Gods and Dogs" (2008) - centième opus du chorégraphe pour le Nederlands Dans Theater - explore la frontière, fragile, entre la normalité et la folie. 

Un bonheur total que l'on doit à Ingrid Lorentzen, directrice de la danse de l'Opéra national de Norvège, qui, par cette programmation, nous propose une soirée totalement grisante.


STEPPING STONES 

Photo : Erik Berg - Stepping Stones
Kaloyan Boyadjev / Cristiane Sa
Stepping Stones convoque des pièces pour piano préparé de John Cage et les "Six bagatelles" pour quatuor à cordes d'Anton Webern. Peu importe que ces Stones soient les pierres d'un gué ou d'un chemin initiatique. L'insolite du décor avec ses trois chats égyptiens et les petites reproductions de statues que véhiculent les huit danseurs à bout de bras ou entre leurs jambes, tout comme leurs maillots de corps restent anecdotiques devant la constante invention d'une chorégraphie à la fois virtuose et athlétique. 

Des déhanchements savamment dosés sur les syncopes de la musique, un travail constant de rotation des bras, une coordination périlleuse avec le minimalisme de Cage et de Webern semblent un travail d'horloger suisse auquel se plient, avec beaucoup d'enthousiasme, les solistes Yoël Carreno, à la présence impressionnante, Kaloyan Boyadjiev, Philip Currell et Christine Thomassen, et les danseurs du corps de ballet Stine Ostvold, Ole Willy Falkhaugen et Cristiane Sa

Quant à l'interprétation de Mademoiselle Correa, elle est tout simplement, remarquable : d'une grande fluidité, son corps est une ondulation gracieuse qui épouse merveilleusement le contour sonore de l'ouvrage. 


GODS AND DOGS 

Photo : Erik Berg - Gods and Dogs
Yolanda Correa / Gakuro Matsui

Gods and Dogs est une interrogation, magistrale, sur la frontière, fragile, qui sépare la normalité de la folie. 
Magistrale parce que subtile et habitée, sans pathos didactique : jeux sur les frontières de la scène, métaphore de l'être humain, sorties de scène impromptues… D'une beauté indicible, Gods and Dogs jouit de jeux de lumières qui magnifient le rideau de fond de scène, composé de chaînes métalliques qui participent au mouvement de la chorégraphie. Cet univers hallucinant et fascinant, évolue au rythme de la musique de Dirk Haubrich, inspirée d'un quatuor de Beethoven, qui déchire l'espace et installe sa pulsation ; elle ne cessera plus. L'esthétique glacée, énervée, désarticulée et rapide de la pièce repose sur les mêmes fondements que les recherches des postmodernes comme Trisha Brown ou Lucinda Child. Même si Kylián utilise le vocabulaire académique dont il exaspère, ici, les principes, il démontre le basculement vers la folie à travers l'éclatement de la structure de la danse. 

Photo : Erik Berg - Gods and Dogs
Stine Ostvold / Gakuro Matsui 
Et la gestuelle requise pour interpréter Gods and Dogs est magnifiquement servie par les danseurs du ballet national de Norvège qui font feu, avec une précision déconcertante, de toutes les combinaisons de corps, de tous les rythmes, de tous les muscles du corps, y compris ceux du visage. 

On soulignera l'interprétation de Yolanda Correa qui, ici aussi, met ses aptitudes physiques et sa technique au service du style Kylián avec une concentration intérieure si intense, qu'elle lui permet d'habiter chaque mouvement et de fournir un travail remarquable sur la circulation de l'énergie où l'équilibre instable est un art. Emma Lloyd, lumineuse, techniquement impeccable, se révèle à son meilleur niveau. 
Chez les messieurs, Gakuro Matsui que le public remercie avec effusion à la fin du spectacle, est à la hauteur des exigences d'une partition chorégraphique violente et inquiète, qui en fait la victime possédée de spasmes qu'il ne maîtrise pas. 


Photo : Erik Berg - Gods and Dogs
Gakuro Matsui 


SOLDIERS'MASS 

En dernière partie de soirée de ces "Different Shores" figure "Soldiers' Mass". La chorégraphie de Jiří Kylián se donne pour ambition de recréer les émotions de la musique de Bohuslav Martinu. Cet opus pour choeur, cuivres, piano et percussions, a été écrite en 1939, à partir d'un texte de Jiří Mucha dédié à la mémoire d'un bataillon de jeunes recrues tchèques tuées le lendemain de leur arrivée au front, au cours de la Première Guerre mondiale. 

Photo : Erik Berg - Soldiers' Mass

Douze danseurs, vêtus de tenues kaki stylisées, tournent le dos au public, dans une pose typique de Kylián. Ils dansent contre une ligne d'horizon courbe et n'auront de cesse de danser à l'unisson, eu égard aux habitudes régimentaires. Et lorsque l'un des interprètes - Aarne Kristian Ruutu - rompt cet effet de masse pour interpréter un solo endiablé, c'est l'image de la jeunesse perdue qui s'incarne dans cette énergie du désespoir affichée. Parce que si l'écriture chorégraphique joue avec cette masse anonyme de douze hommes, l'oeil ingénieux de Kylián pour le détail met en exergue la destinée tragique de chaque protagoniste. 

D'autant que la veine théâtrale de Soldiers' Mass dénonce, avec force et tragédie, la stupidité de la guerre. Et nous offre des tableaux particulièrement poignants : à un instant donné, les danseurs s'arrêtent, face au public, et avec un air de défi, chantent, comme le condamné, avec le choeur. Puis tous, en quinconce, arrachent leur chemise, et torse nu, les bras en croix, se tournent vers le public qu'ils défient une dernière fois avant de s'écrouler, les uns après les autres, comme frappé d'une balle en plein coeur. 

Photo : Erik Berg - Soldiers' Mass

Excellente distribution qui assurait cette ultime représentation de Soldiers' Mass avec une mention spéciale à Martin Dauchez qui rayonne à chacune de ses apparitions sur la scène de l'opéra d'Oslo.



Oslo - Représentation du 3 mai 2013

Stepping Stones
Chorégraphie : Jiří Kylián
Musique : John Cage - Anton Webern
Scénographie : Michael Simon

Danseurs : Kaloyan Boyadjen, Yoël Carreno, Yolanda Correa, Philip Currell, Ole Willy Falkhaugen, Stine Ostvold,Cristiane Sa, Christine Thomassen 

Gods and Dogs
Chorégraphie : Jiří Kylián
Musique : Dirk Haubrich - Ludwig van Beethoven
Scénographie : Jiří Kylián

Danseurs : Yolanda Correa, Martin Dauchez, Emma Lloyd, Gakuro Matsui, Stine Ostvold, Aarne Kristian Ruutu, Garrett Smith, Christine Thomassen  

Soldiers' Mass
Chorégraphie : Jiří Kylián
Musique : Bohuslav Martinu
Scénographie : Jiří Kylián

Danseurs : Kaloyan Boyadjen, Fernando Carrion, Philip Currell, Martin Dauchez, Ole Willy Falkhaugen, Andreas Heise, Samantha Lynch, Gakuro Matsui, Tomoaki Nakanome, Aarne Kristian Ruutu, Kristian Stovind, Dirk Weyershausen

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